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Paris s'éveille

Temps de lecture : 2 minutes

Le soleil offrait à peine ses premières lueurs que, déjà, sa chaleur enveloppait le corps de Lena. Elle sentit une goutte de sueur ruisseler le long de sa joue jusqu’à son menton, puis elle suivit sa chute jusqu’au sol, où elle vit la terre l’engloutir si rapidement que la fillette crut difficilement qu’elle n’eût jamais existé. Elle leva la tête et regarda le ciel. Face à l’immensité de l’astre, elle ferma les yeux et laissa l’air brûlant envahir ses poumons.
À tout juste huit ans, Léna avait déjà renoncé à son enfance. Seul subsistait, comme unique relique de son âge tendre, son esprit spitant, qui lui avait valu à maintes reprises des corrections qui marquaient autant ‒ si ce n’est plus ‒ son esprit que son corps. Aucune goutte de pluie n’était tombée sur Paris depuis cent soixante-sept jours. Les réserves d’eau s’amenuisaient, leur accès était interdit et la distribution n’avait désormais lieu qu’une fois par semaine.

   Un plouf tira Lena de ses pensées. Elle se retourna et vit Sophia, sa voisine, qui venait de faire tomber le pot de peinture de l’étalage voisin dans la bassine d’eau qui lui avait été confiée pour sa tâche quotidienne. À mesure que le liquide se teintait, l’inspecteur général se rapprochait d’elle, le pas déterminé, faisant craquer le sol comme les os que se disputaient les chiens errants, soulevant à chaque foulée un amas de poussière. Ses doigts accentuaient leur pression sur le fouet qu’il tenait à chaque enjambée. Un sourire sadique vint se greffer sur son visage lorsqu’il arriva à la hauteur de Sophia.
‒ Cinq coups de fouet pour t’apprendre à te servir de tes mains, et un de plus, en bonus parce que j’sais que t’aimes ça !

   Il leva le bras, prit autant d’élan qu’il lui fut possible, et sans qu’il ne comprenne ce qui se passait, le fouet échappa à son étreinte. Il fut un moment aveuglé par un épais brouillard de poussière, puis, lorsque celui-ci se dissipa, il aperçut une petite silhouette détalant sans se retourner, le fouet vacillant derrière elle. Frustré de voir ses projets s’en aller à vau-l’eau, le tortionnaire se lança à la poursuite de Lena. Celle-ci avait déjà pris une avance considérable tant elle était agile. Le souffle court, elle entra dans une cahute. Déshydratée, elle perdit l’équilibre et trébucha sur un chevalet. Elle resta au sol, silencieusement, priant pour que personne n’eût entendu le raffut. Au bout de quelques minutes, elle se releva et remit en place l’aquarelle qu’elle avait fait tomber. Ses yeux ne pouvaient se détourner de la toile tant le merveilleux paysage lui semblait familier bien que totalement irréel. Cette immense étendue d’eau surplombée par des arcs-boutants majestueux. Jamais pourtant Léna n’avait vu autant d’eau. Mais ce pont ; ce pont lui semblait si familier. À cet instant Léna réalisa qu’il s’agissait du pont qui dominait les marais. Les arcs-boutants n’étaient plus que de maigres colonnes en ruine et il ne restait de l’imposant bâtiment qu’un amoncèlement de pierres auxquelles se mêlaient quelques bris de verre colorés. L’immense étendue d’eau avait fait place à une minuscule oasis et la seule végétation que l’on trouvait à présent était la mangrove qui s’y était formée. Tout opposait le Paris de cette toile et le Paris que Léna connaissait. Dans un coin de la toile était écrit : « La Seine, Paris, 2016 ». Troublée par ce qu’elle venait de découvrir, Léna en avait oublié que l’inspecteur général était à ses trousses. Elle sortit de sa cachette avant même d’avoir pris la précaution de vérifier qu’il n’était pas dans les parages. Elle sentit alors une vive douleur au sommet de sa tête qui lui fit perdre pied.
‒ Te voilà saleté ! maugréa l’homme, empoignant fermement les cheveux de la petite fille.
Léna ne criait pas, il était hors de question qu’elle lui fasse ce plaisir. Le tortionnaire bascula la tête de la fillette en arrière, l’obligeant à lui faire face. Puis, il la saisit au cou, et commença à serrer. La jeune fille le défiait, elle soutenait son regard. Jamais elle ne se soumettrait, même si cela devait lui coûter bien plus que les corrections qu’elle eût connu jusqu’alors.

Soudain, une goutte d’eau tomba sur le front de la fillette. Le bourreau fut aussi étonné que la suppliciée. Une, puis deux, et en quelques secondes, une ondée les surprit. À tel point que l’homme relâcha son étreinte. Léna fuit, à grandes enjambées. En un temps record, un ruisseau se forma, à l’endroit même où la Seine dormait autrefois. Ce fut le plus beau spectacle auquel la jeune fille n’avait jamais assisté. L’eau, ce fluide salvateur, berceau de la vie, venait de lui épargner la sienne.

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