Elodie Jonquoy
Extrait inédit : « Quand vous entendrez la cloche sonner »
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Sur la route reliant la banlieue sud de Bordeaux à Frontenac, petite commune située à une quarantaine de kilomètres, Morgan prenait soin de ne pas dépasser les limitations de vitesse. Bien qu'il fut en possession de tous les points de son permis de conduire, la prudence était de mise sur ces routes sinueuses bordées de platanes avec lesquels trop de voitures entraient en collision chaque année. Les niveaux avaient été contrôlés, les pneus également. Il faut dire que cette départementale cachait bien son jeu, piégeant sans difficulté les pressés qui assimilaient ses lignes droites à une invitation à la course et ses virages à une piste de karting, laissant au destin le choix de leur destination. Ce même destin qui vous rit à la gueule pendant une partie de roulette Russe, se demandant si vous êtes anéanti, bourré ou tout simplement demeuré. Lorsqu'il aperçut le panneau indiquant Frontenac à huit kilomètres, Morgan savait qu'il lui restait 13 minutes avant d'arriver à sa destination, son bol d'air, son exutoire. Serein, il souriait déjà.
Lors de son arrivée au chalet, il se réjouit de revoir les rideaux de la cuisine, brodés de poussins et de poules. Quelle atrocité ces rideaux ! Il était avec sa mère le jour où elle les avait choisis. Lui, il préférait ceux sur lesquels dansaient de petites fourchettes et des couteaux. C'était plus logique dans une cuisine ! Ils habitaient un chalet, pas une ferme ! La comédie qu'il avait faite quand elle avait décidé de ne pas prendre en compte son avis avait marqué les esprits. Tant celui de sa mère que de ceux des clients. Et que dire de la caissière, enceinte à ce moment-là ? Ce petit garnement était parvenu à lui faire douter de ses futures capacités à gérer ce genre de crises, de celles qui attirent les regards réprobateurs écrasant du lourd poids de leur jugement les épaules des mères qui privilégiaient souvent la fuite à l'affrontement publique. Morgan avait refusé d'adresser la parole à sa mère durant des jours après cela. À tout juste 8 ans, il excellait déjà dans l'art d'imposer son avis, empreint d'une logique irréfutable selon lui.
Aujourd'hui, il n'échappait jamais à ces visions d'un passé trop lointain à son goût. Leurs jeux dans le jardin qui leurs valurent nombre de genoux écorchés, leurs marshmallows grillés aufeu de camp qui diffusaient une délicate odeur sucrée dont ils se délectaient quand ils s'abandonnaient dans les bras de Morphée depuis leurs bivouacs improvisés. Se laissant aller à un sommeil profond que seule l'innocence de l'enfance autorise, après avoir éteint le brasier . Sans quoi Morgan aurait envoyé valser la divinité et ses fichus bras pour veiller à ce qu'aucun incendie ne se déclare. Le souvenir à la saveur aigre-douce de ces moments qu'il vécut avec sa mère, son père et son petit frère dans ce chalet le faisaient tout de même sourire. D'une commissure légèrement relevée par un fil invisible communément appelé mélancolie.
Refermant le tiroir à souvenir de son cerveau, Morgan déchargea son matériel et l'inventoria. Baudrier, cordes, mousquetons, chaussons, casque, gants... Tout y était. « On n'est jamais trop prudents », se justifiait Morgan comptabilisant un total de trois vérifications. Il allouait bien plus d'importance à la sécurité qu'au démérite qu'occasionnaient ses manies.
Son ultime recensement effectué et son sandwich avalé, il prit le temps de se reposer sur le fauteuil de son père dont le creux témoignait des nombreuses siestes qu'il savourait, lui aussi, après les lourds, mais ô combien délicieux repas du dimanche que mitonnait son épouse. Ainsi, il conjurait l'écrasant coup de fatigue que la digestion lui infligerait.
Désormais en pleine forme, Morgan se prépara et vérifia que toutes les fenêtres étaient closes. Poussant son inspection jusqu'à l'étage dont il n'avait pourtant pas foulé le parquet défraîchi ce jour-là. Contre le chambranle de la chambre de Marvin, germe désuet de leurs parties de cache-cache, il aperçu une petite tête blonde si bien enfouie dans l'encadrement de la porte qu'elle aurait pu grignoter le bois en comptant à voix haute. L'écho d'un rire dirigea son attention sur un autre marmot rampant sous le lit comme une souris se réfugiant sous un rocher. Le tiroir à souvenir s'était rouvert, évoquant à Morgan la frustration qu'il éprouvait quand son petit frère trichait en comptant. L'esprit coincé dans le tiroir comme purent l'être ses doigts d'enfant, le pincement éphémère qui rougissait les yeux jusqu'à faire naître les prémices d'une larme cédait rapidement la place aux crâneries « même pas mal »...
Sa ronde terminée, Morgan rejoignit la falaise qu'ils gravirent tant de fois lui, Marvin et leur père. Bien qu'enchanté par cette escapade, celle-ci n'en demeurait pas moins une contrainte. Une de plus, dictée les obsessions de Morgan qui préférait voir le verre à moitié plein. « Une bonne manière de garantir la victoire » clamé tout haut dissimulait « qui me dit que ceux qui contrôlent la falaise sont compétents », pensé tout bas.
Les deux frères fêteraient le retour de Marvin après son voyage au Pérou en une ascension fraternelle le week-end suivant. Depuis qu'il parcourait le monde, ces occasions se faisaient bien trop rares au goût de chacun d'eux.
Morgan, en grand frère prévenant, se ravissait par avance des récits authentiques et fascinants que Marvin lui relaterait au coin du feu, savourant leur sachet de bonbon échangé au sommet de la falaise, tradition persistante malgré le décès de leur père qui en fût l'initiateur. Il chérissait les anecdotes de ses périples et portait une attention particulière aux transformations qui en découlaient. Les bouclettes platine du garnement tricheur laissaient trôner depuis bien longtemps des épis vénitiens et pourtant, à chaque retour, petit Marvin devenait un peu plus homme aux yeux de Morgan, aussi ravi que tourmenté par ces changements.
Il appréciait à quel point il était devenu plus mûr après avoir travaillé dans les rizières de Sapa au Vietnam, les plus belles du monde disait-on ; l'altruisme que lui avait conféré son séjour en Thaïlande durant lequel il côtoya de près la misère du monde ou encore la sensibilité à l'environnement qu'il acquit en nettoyant des plages au Sénégal.
Il se demanda alors, naturellement, ce que cette escale au Pérou lui aura appris cette fois. Il nourrissait l'espoir qu'un jour, femme et enfants lui permettent de prendre racine à ses côtés. Enfin, il serait soulagé. Pas au point de relâcher l'étreinte de sa surveillance, la confiance n’empêche pas la méfiance, mais sa tâche en serait facilitée. Étourdi comme l'était Marvin, c'était bien surprenant qu'il n'ait encore jamais oublié sa tête dans un avion !
En attendant ce jour béni, Morgan reprit le cours de sa mission du jour. Il réitéra l'inventaire de son matériel, évalua son état puis l'installa enfin. Au premier contact de sa main avec la roche, de nouveau, les souvenirs le submergèrent. Il repensa à la première fois qu'il effectua ce geste. À peine avait-il effleuré la pierre qu'elle se détacha de la paroi et lui resta dans la main. Heureusement, à cette époque, il était assuré par son père, qui eut l'un des plus gros fou rire de sa vie ce jour-là. Qui aurait cru que, vingt ans plus tard, il escaladerait la même falaise avec une facilité déconcertante ?
Au premier ancrage, Morgan en vérifia la robustesse avant de s'assurer et de poursuivre son ascension. Une main sur la gauche, ancrée dans la paroi, le pied légèrement en retrait sur la droite, en appui sur une roche saillante, il s'élança pour atteindre la partie la plus délicate de la piste. Il n'hésita pas une seconde, focalisant son attention sur son objectif. Seul un soubresaut irrégulier de son cœur trahissait le rappel d'une grande frayeur d'un autre temps. C'est à cet endroit, précisément, que Marvin chuta la dernière fois, de 2 mètres, stoppé grâce à son mousqueton de sécurité.
L’escalade était un sport dangereux, ils le savaient tous les deux. Marvin se ressourçait de cette adrénaline, Morgan se régalait du calcul de chacun ses gestes et de l'analyse de leurs conséquences. De parfaits opposés jusque dans leur manière d'appréhender leur sport favoris. Leurs divergences trouvaient pour seule frontière le sommet d'une falaise : à l'unisson, ils exultaient. Cette grimpée là, manquait de quelque chose. Sans son acolyte, l’ascension n'avait pas la même saveur. C'était comme boire un café réchauffé : bien plus fade !